De la Corruption en Occident

A la Mémoire de Paul Ehrenfest

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Par Albert Einstein (1934)

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Paul Ehrenfest (1880-1933)

Il arrive si souvent de nos jours que des hommes de haute qualité quittent la vie de leur propre gré que nous ne trouvons plus qu’une telle fin soit insolite. Mais la décision de dire adieu à la vie vient généralement d’une incapacité, ou du moins d’une répugnance, à se résigner à de nouvelles et plus difficiles conditions de vie extérieures. Refuser de vivre sa vie naturelle jusqu’au bout à cause de conflits intérieurs qu’on trouve intolérables – ceci est aujourd’hui chez des personnes qui ont l’esprit sain un événement rare, et possible seulement chez des personnalités d’une grande noblesse et d’une grande exaltation morale. C’est à un conflit tragique intérieur de ce genre que notre ami Paul Ehrenfest a succombé. Ceux qui l’ont bien connu, comme il me l’a été accordé, savent que cette personnalité sans tache est tombée principalement victime d’un conflit de conscience qui, sous un forme ou une autre, n’est épargné à aucun professeur d’université qui a dépassé la cinquantaine.

J’ai fait sa connaissance il y a vingt-cinq ans. Il est venu directement me rendre visite à Prague en venant directement de la Russie où, comme juif, il lui était interdit de professer dans l’enseignement supérieur. Il cherchait une sphère d’action en Europe centrale ou occidentale. Mais nous avons peu parlé de cela, car c’était l’état de la science en ce temps qui absorba presque tout notre intérêt. Tous les deux nous nous rendions compte que la mécanique classique et la théorie du champ électrique s’étaient montrées insuffisantes en face des phénomènes du rayonnement thermique et des processus moléculaires (la théorie statistique de la chaleur), mais il ne paraissait pas y avoir de chemin possible pour sortir de ce dilemme. La brèche logique dans la Théorie du rayonnement de Planck – que, néanmoins, nous admirions beaucoup – était manifeste pour nous. Nous discutions aussi sur la Théorie de la relativité, qu’il accueillit avec un certain scepticisme, mais avec le jugement critique qui lui était particulier. Dans l’espace de quelques heures nous devînmes de vrais amis – comme si nos rêves et nos aspirations s’étaient accordés à l’avance. Nous sommes restés unis par une étroite amitié jusqu’au moment où il quitta la vie.

Sa grandeur résidait dans sa faculté extraordinairement bien développée de saisir l’essence d’une notion théorique, de dépouiller une théorie de son accoutrement mathématique jusqu’à ce que l’idée simple qui est à sa base apparaisse avec clarté. Cette capacité lui permettait d’être un maître incomparable. C’est pour cette raison qu’il était invité aux congrès scientifiques, car il apportait toujours dans les discussions clarté et finesse. Il lutta contre la vague et la circonlocution, si nécessaire en usant de son esprit pénétrant, et même d’une franche discourtoisie. Certaines de ses expressions auraient pu être interprétées comme presque arrogantes, mais sa tragédie résidait précisément dans un manque presque morbide de confiance en soi-même. Il souffrait continuellement du fait que ses facultés critiques dépassaient ses capacités constructives. Son sens critique le privait, pour ainsi dire, de son amour pour la progéniture de son esprit avant même qu’elle ne fût née.

Peu après notre première rencontre un tournant décisif se produisit dans la carrière extérieure d’Ehrenfest. Notre vénéré maître Lorentz, désireux de se retirer de l’enseignement universitaire régulier, reconnut en Ehrenfest le maître inspiré qu’il était et le recommanda comme son successeur. Une merveilleuse sphère d’action s’ouvrit devant lui, qui était encore jeune. Il n’était pas seulement le meilleur professeur dans notre profession que j’aie jamais connu, mais aussi passionnément préoccupé du développement et de la destinée des hommes, spécialement de ses étudiants. Comprendre les autres, gagner leur amitié et leur confiance, aider quelqu’un qui était empêtré dans des luttes extérieures ou intérieures, encourager les jeunes talents – tout cela était son véritable élément, presque plus que l’approfondissement de problèmes scientifiques. Ses étudiants et ses collègues à Leyde l’aimaient et l’estimaient. Ils connaissaient son dévouement absolu, sa nature foncièrement serviable et secourable. Ne devait-il pas être un homme heureux ?

Il se sentait, en vérité, plus malheureux qu’aucune des personnes qui m’étaient intimes. La raison en était qu’il ne se sentait pas à la hauteur de la tâche élevée à laquelle il devait faire face. A quoi lui servait-il que chacun le tînt en estime ? Son sentiment d’imperfection, objectivement non justifié, le tourmentait continuellement et le privait souvent de la paix d’esprit nécessaire à une recherche tranquille. Il souffrait tellement qu’il était forcé de chercher un soulagement dans la distraction. Ses fréquents voyages sans but, son intérêt pour la radio, et beaucoup d’autres traits de sa vie inquiète ne venaient pas d’un besoin de calme et de marottes inoffensives, mais plutôt d’un curieux besoin d’évasion causé par le conflit psychique dont je viens de parler.

Dans ces dernières années cette situation s’aggrava à cause du développement étrangement tumultueux que la physique théorique a subi. Apprendre et enseigner des choses qu’on ne peut pas pleinement accepter dans son cœur est toujours une affaire difficile, doublement difficile pour un esprit fanatiquement honnête, un esprit pour qui la clarté était tout. A cela s’ajoutait la difficulté croissante d’adaptation à de nouvelles pensées, qui affronte toujours l’homme qui a dépassé la cinquantaine. Je ne sais combien de lecteurs de ces lignes seront capables de pleinement saisir cette tragédie. C’était pourtant cela qui a principalement causé son évasion de la vie.

Il me semble que la tendance exagérée à se critiquer soi-même est liée à des expériences dans l’enfance. L’humiliation et l’oppression mentale par des maîtres ignorants et égoïstes causent des ravages dans le jeune esprit qui ne peuvent jamais être effacés et exercent souvent une influence funeste plus tard dans la vie. La force de telles expériences dans le cas d’Ehrenfest peut être jugée par le fait qu’il refusa de confier à une école quelconque ses enfants tendrement aimés.

Ses relations avec ses amis jouaient dans la vie d’Ehrenfest un rôle beaucoup plus grand que ce n’est le cas chez la plupart des hommes. Il était dans le fait dominé par ses sympathies et aussi par ses antipathies basées sur des jugements moraux. L’alliance la plus forte dans sa vie était sa femme et collaboratrice, une personnalité extraordinairement forte et intrépide et son égale par l’intelligence. Peut-être son esprit n’était-il pas si agile, versatile et sensible que le sien propre, mais son équilibre, son indépendance des autres, sa fermeté en face de toutes les peines, son intégrité de pensée, de sentiment et d’action – tout cela était un bienfait pour lui et il la paya de retour d’une vénération et d’un amour comme je n’en ai pas vus souvent dans ma vie. Un fatal éloignement partiel d’elle, était une expérience affreuse pour lui, contre laquelle son âme déjà blessée était incapable de lutter.

Nous, dont la vie a été enrichie par la puissance et l’intégrité de son intelligence, par la bienveillance et la chaleur de son âme et non par son humour irrépressible et son esprit mordant – nous savons combien son départ nous a appauvris. Il vivra dans ses étudiants et dans tous ceux dont les aspirations étaient guidées par sa personnalité.

Ce texte provient du livre : "Conception Scientifiques" aux éditions Flammarion, que vous pouvez commander en vous rendant à la page des liens, livres et commentaires pertinents

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