Il arrive si souvent de nos jours que des hommes de haute qualité quittent la vie de leur propre gré que nous ne trouvons
plus qu’une telle fin soit insolite. Mais la décision de dire adieu à la vie vient généralement d’une incapacité,
ou du moins d’une répugnance, à se résigner à de nouvelles et plus difficiles conditions de vie extérieures.
Refuser de vivre sa vie naturelle jusqu’au bout à cause de conflits intérieurs qu’on trouve intolérables –
ceci est aujourd’hui chez des personnes qui ont l’esprit sain un événement rare, et possible seulement chez des
personnalités d’une grande noblesse et d’une grande exaltation morale. C’est à un conflit tragique intérieur
de ce genre que notre ami Paul Ehrenfest a succombé. Ceux qui l’ont bien connu, comme il me l’a été accordé,
savent que cette personnalité sans tache est tombée principalement victime d’un conflit de conscience qui, sous un forme
ou une autre, n’est épargné à aucun professeur d’université qui a dépassé la cinquantaine.
J’ai fait sa connaissance il y a vingt-cinq ans. Il est venu directement me rendre visite à Prague en venant directement
de la Russie où, comme juif, il lui était interdit de professer dans l’enseignement supérieur. Il cherchait une sphère
d’action en Europe centrale ou occidentale. Mais nous avons peu parlé de cela, car c’était l’état de la
science en ce temps qui absorba presque tout notre intérêt. Tous les deux nous nous rendions compte que la mécanique classique
et la théorie du champ électrique s’étaient montrées insuffisantes en face des phénomènes du rayonnement thermique et
des processus moléculaires (la théorie statistique de la chaleur), mais il ne paraissait pas y avoir de chemin possible pour
sortir de ce dilemme. La brèche logique dans la Théorie du rayonnement de Planck – que, néanmoins, nous admirions beaucoup
– était manifeste pour nous. Nous discutions aussi sur la Théorie de la relativité, qu’il accueillit avec un
certain scepticisme, mais avec le jugement critique qui lui était particulier. Dans l’espace de quelques heures nous
devînmes de vrais amis – comme si nos rêves et nos aspirations s’étaient accordés à l’avance. Nous sommes
restés unis par une étroite amitié jusqu’au moment où il quitta la vie.
Sa grandeur résidait dans sa faculté extraordinairement bien développée de saisir l’essence d’une notion théorique,
de dépouiller une théorie de son accoutrement mathématique jusqu’à ce que l’idée simple qui est à sa base apparaisse
avec clarté. Cette capacité lui permettait d’être un maître incomparable. C’est pour cette raison qu’il
était invité aux congrès scientifiques, car il apportait toujours dans les discussions clarté et finesse. Il lutta contre
la vague et la circonlocution, si nécessaire en usant de son esprit pénétrant, et même d’une franche discourtoisie.
Certaines de ses expressions auraient pu être interprétées comme presque arrogantes, mais sa tragédie résidait précisément
dans un manque presque morbide de confiance en soi-même. Il souffrait continuellement du fait que ses facultés critiques
dépassaient ses capacités constructives. Son sens critique le privait, pour ainsi dire, de son amour pour la progéniture
de son esprit avant même qu’elle ne fût née.
Peu après notre première rencontre un tournant décisif se produisit dans la carrière extérieure d’Ehrenfest. Notre
vénéré maître Lorentz, désireux de se retirer de l’enseignement universitaire régulier, reconnut en Ehrenfest le maître
inspiré qu’il était et le recommanda comme son successeur. Une merveilleuse sphère d’action s’ouvrit devant
lui, qui était encore jeune. Il n’était pas seulement le meilleur professeur dans notre profession que j’aie
jamais connu, mais aussi passionnément préoccupé du développement et de la destinée des hommes, spécialement de ses étudiants.
Comprendre les autres, gagner leur amitié et leur confiance, aider quelqu’un qui était empêtré dans des luttes extérieures
ou intérieures, encourager les jeunes talents – tout cela était son véritable élément, presque plus que l’approfondissement
de problèmes scientifiques. Ses étudiants et ses collègues à Leyde l’aimaient et l’estimaient. Ils connaissaient
son dévouement absolu, sa nature foncièrement serviable et secourable. Ne devait-il pas être un homme heureux ?
Il se sentait, en vérité, plus malheureux qu’aucune des personnes qui m’étaient intimes. La raison en était qu’il
ne se sentait pas à la hauteur de la tâche élevée à laquelle il devait faire face. A quoi lui servait-il que chacun le tînt
en estime ? Son sentiment d’imperfection, objectivement non justifié, le tourmentait continuellement et le privait souvent
de la paix d’esprit nécessaire à une recherche tranquille. Il souffrait tellement qu’il était forcé de chercher
un soulagement dans la distraction. Ses fréquents voyages sans but, son intérêt pour la radio, et beaucoup d’autres
traits de sa vie inquiète ne venaient pas d’un besoin de calme et de marottes inoffensives, mais plutôt d’un curieux
besoin d’évasion causé par le conflit psychique dont je viens de parler.
Dans ces dernières années cette situation s’aggrava à cause du développement étrangement tumultueux que la physique
théorique a subi. Apprendre et enseigner des choses qu’on ne peut pas pleinement accepter dans son cœur est toujours
une affaire difficile, doublement difficile pour un esprit fanatiquement honnête, un esprit pour qui la clarté était tout.
A cela s’ajoutait la difficulté croissante d’adaptation à de nouvelles pensées, qui affronte toujours l’homme
qui a dépassé la cinquantaine. Je ne sais combien de lecteurs de ces lignes seront capables de pleinement saisir cette tragédie.
C’était pourtant cela qui a principalement causé son évasion de la vie.
Il me semble que la tendance exagérée à se critiquer soi-même est liée à des expériences dans l’enfance. L’humiliation
et l’oppression mentale par des maîtres ignorants et égoïstes causent des ravages dans le jeune esprit qui ne peuvent
jamais être effacés et exercent souvent une influence funeste plus tard dans la vie. La force de telles expériences dans
le cas d’Ehrenfest peut être jugée par le fait qu’il refusa de confier à une école quelconque ses enfants tendrement
aimés.
Ses relations avec ses amis jouaient dans la vie d’Ehrenfest un rôle beaucoup plus grand que ce n’est le cas chez
la plupart des hommes. Il était dans le fait dominé par ses sympathies et aussi par ses antipathies basées sur des jugements
moraux. L’alliance la plus forte dans sa vie était sa femme et collaboratrice, une personnalité extraordinairement
forte et intrépide et son égale par l’intelligence. Peut-être son esprit n’était-il pas si agile, versatile et
sensible que le sien propre, mais son équilibre, son indépendance des autres, sa fermeté en face de toutes les peines, son
intégrité de pensée, de sentiment et d’action – tout cela était un bienfait pour lui et il la paya de retour d’une
vénération et d’un amour comme je n’en ai pas vus souvent dans ma vie. Un fatal éloignement partiel d’elle,
était une expérience affreuse pour lui, contre laquelle son âme déjà blessée était incapable de lutter.
Nous, dont la vie a été enrichie par la puissance et l’intégrité de son intelligence, par la bienveillance et la chaleur
de son âme et non par son humour irrépressible et son esprit mordant – nous savons combien son départ nous a appauvris.
Il vivra dans ses étudiants et dans tous ceux dont les aspirations étaient guidées par sa personnalité.
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